Le génial saxophoniste sort le 6 avril un nouveau disque en hommage aux femmes noires, ses reines, qui ont lutté contre l’oppression coloniale. L’occasion pour nous de revenir sur la démarche de cet artiste qui incarne, dans ses idées et ses musiques, le panafricanisme.
Dans la galaxie des jeunes musiciens de Londres, Shabaka est une étoile à part. Une étoile filante superactive, qui éclaire les projets qu’il traverse avec brio et intelligence (The Heliocentrics, Mulatu Astatke, Courtney Pine, Anthony Joseph, compositions pour quatuor à cordes en hommage à Ligeti…). Sans jamais prendre toute la lumière.
Après des années passées dans différentes orbites musicales, le saxophoniste brille toujours par son intelligence et sa liberté. Il examine et ré-imagine les influences avec une dextérité unique. Sa trajectoire passe par la Barbade, Coltrane, Pharoah Sanders, Sun Ra et les soirées dubs londoniennes, mais son souffle dépasse les frontières des étiquettes musicales terrestres. Shabaka regarde vers l’avenir et l’espace. Il souffle sur le feu matriciel de l’Afrique. Pas par mode, mais pour l’évidence de la force des racines. « Je suis fasciné par les liens entre l’Afrique et ceux qui en viennent : la musique du Congo et celle de Haïti, de la Jamaïque et de l’Afrique de l’Ouest : quelle part de musique africaine résonne en moi ? » se demandait-il dans les pages de Jazz News en 2014. Depuis, il a répondu à cette question sur scène, au Nigéria, au Kenya ou au Winter Jazz Fest de New York, et surtout en Afrique du Sud.
C’est dans la patrie de Mandela que Shabaka a enregistré en six heures avec des jazzmen Sud-Africains emmenés par le trompettiste Mandla Mlangeni « Wisdom of the Elders », un album stellaire qui bouscule les codes du jazz. Toujours au-delà des modes et des mondes, Shabaka est de retour, cette fois avec l’un de ses groupes, Sons Of Kemet : deux batteries, un sax et un tuba. Son nouvel album s’offre le luxe de revisiter l’histoire pour rendre hommage à ses Queens, ses reines noires (Angela Davis, Harriet Tubman, Nanny of The Marroon de Jamaïque, Yaa Asantewa du Ghana, Albertina Sisulu…) par opposition à la Reine d’Angleterre, devenue symbole d’oppression… Sur cette lancée, il proposera d’ailleurs avec Sons Of Kemet une création originale avec des danseurs sud-africains de Via Kathlehong issue de cet album, au Festival Banlieues Bleues le 7 avril à La Courneuve (région parisienne).
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En t’écoutant, on imagine qu’au-delà des notes, des incantations et des textes, il y a une pensée profonde dans ton œuvre : est-ce qu’elle naît d’un questionnement sur les origines et le futur ?
Pour moi, la musique articule et conjugue nos sentiments et nos émotions, de façon concise et précise sans avoir besoin de mots. Cette quête des origines va donc influencer la façon dont la musique va se former, le message que la musique va exprimer de façon intuitive, mais ce n’est pas le point de départ. Pour moi le but de la musique, c’est de partir de ces sentiments que l’on connaît au point où ils en sont à un moment T, et de les laisser nous amener vers des territoires inconnus. On peut ainsi entrer en soi pour avoir accès au savoir. Il suffit de s’assoir et de réfléchir à ce que nous avons pu vivre, fouiller en nous-mêmes pour interpréter nos actions et aller plus loin. La musique peut créer cet état, ce pont vers des couches beaucoup plus profondes qui questionnent notre nature humaine. On peut alors se tourner encore et encore vers un morceau de musique, qui devient ainsi une passerelle vers ces coins de nous-mêmes qu’on peut explorer à l’infini. La musique permet d’explorer la notion de « chez soi », d’appartenance, d’identité.
Quelles musiques te font te sentir chez toi, at home ?
Pour moi se sentir chez soi cela peut vouloir dire plusieurs choses. Certaines personnes ont des réponses simples pour définir chez eux parce qu’ils ont grandi à un endroit. Si je n’avais grandi qu’en Angleterre, je pourrais dire que chez moi c’est l’Angleterre, mais je n’ai jamais senti que l’Angleterre c’était vraiment chez moi. Parce que j’ai grandi entre la Barbade et l’Angleterre, je pense que cette notion de « chez soi » est plus « fluide » pour moi, elle est sans cesse en mouvement. Quant à la musique, celles qui me font me sentir chez moi sont aussi en évolution perpétuelle. Tout dépend de là où j’en suis dans ma vie. Les premières musiques qui m’ont touché quand j’étais ado c’était le dancehall, le calypso, la soca. J’ai tendance à revenir à ces musiques et à m’y replonger souvent. Quand j’écoute ça, je me sens chez moi. Ça me rappelle ma jeunesse à la Barbade et cet âge où tu découvres vraiment la joie de la musique. Mais en même temps, c’est en arrivant en Angleterre que j’ai vraiment commencé à écouter du jazz : John Coltrane, Charlie Parker… et ça aussi c’est chez moi, à une autre époque de ma vie ! A la Barbade, on considérait le jazz comme une musique de vieux.
Se tourner vers les vieux ou les ancêtres, c’est une démarche que tu assumes. Ta trajectoire est-elle afrofuturiste ?
Tout dépend de ce que l’on entend par « afrofuturisme ». J’ai ma définition de l’afrofuturisme. Pour moi, c’est une poétisation du passé, une manière de regarder le passé et l’histoire, d’une façon qui te permet de les redéfinir et d’envisager comment tu veux le projeter dans le futur. Pour moi, c’est surtout revisiter ce qui est pensé comme « censé être africain».
Le concept de projeter des images d’Africains dans l’espace, par exemple, cela part de ce cliché qui enracine les Africains à un certain espace géographique et cela ré-imagine totalement les circonstances et les espaces. Imaginer d’autres contextes c’est déjà une poétisation de la représentation des Noirs : un décalage. Une auteure comme Octavia Butler (NDLR Un des piliers de l’afrofuturisme, première écrivaine afro-Américaine de science-fiction, à qui Shabaka a dédié un morceau) qui a transposé des faits historiques impliquant des Noirs américains en les imaginant dans un autre contexte, c’est déjà une démarche poétique… Donc dans ce sens, on peut dire que ma démarche est afrofuturiste dans le sens où avec tous les groupes dans lesquels j’ai travaillés, j’ai toujours voulu décaler l’image que l’on puisse avoir de la musique caribéenne ou de la musique de la diaspora africaine ou africaine, avec des instrumentations ou des concepts qui font que les gens se disent: « ah, ça ne sonne pas comme ce que j’imaginais de la musique caribéenne ou jazz ! » En un sens, j’essaye de questionner les clichés.
Sons Of Kemet, Your Queen Is A Reptile, sortie le 6 avril chez Impulse! Records